Je vais vous parler d’un projet qui s’appelle la France Habitée. Nous l’avons lancé il y a deux ans à la suite d’une discussion à Madrid jusqu’à 3 heures du matin dans un café ; le lendemain matin, avec Jacques Lévy, nous nous sommes dit qu’il fallait que nous fassions quelque chose ensemble. Comme moi, il travaillait sur les questions de mobilité, mais de son côté, plutôt sur les questions de géographie et d’habitat, sur la façon de cartographier là où l’on passe son temps.
Nous allons distinguer là où l’on réside, de là où l’on habite — là où l’on habite au sens de là où l’on passe son temps. C’est un projet que nous avons mené depuis deux ans avec un soutien extrêmement fort de Transdev, qu’il faut remercier.
Vous avez ici l’évolution des distances parcourues, par mode, depuis 1800. En 1900, comme je vous le disais, on faisait 4 km par jour. Au sortir de la guerre, nous n’étions pas très loin, nous étions tous des fermiers logés dans nos fermes et nous n’en sortions pas. Je sais que certains souhaiteraient que nous retournions à cette époque. Certains parlent même de remettre 2 millions de personnes dans les campagnes. La vie n’était pas très sympa, pourtant, à cette époque-là. En 1945, on y mourrait à 60 ans. La mortalité infantile était celle de l’Afghanistan aujourd’hui, je ne nous souhaite pas ce destin-là. Et puis vous voyez qu’aujourd’hui, nous parcourons 40 km, le monde a complètement changé depuis ce temps-là.
Voici l’évolution des distances parcourues sur le trajet domicile travail, la doctrine « métro-boulot-dodo ». C’est ce que l’on mesure, avec les recensements de la population : les flux domicile-travail. Quand vous travaillez sur la mobilité c’est ce qu’on appelle la base « mob pro ». Ce sont pratiquement les seules données existantes pour obtenir des flux, aux côtés de certaines enquêtes décennales comme l’enquête ménage déplacement que l’on réalise une fois tous les dix ans mais qui est très coûteuse. Nous interrogeons, par exemple sur Lyon, 26’000 personnes pendant six mois pour savoir comment ils se déplacent. Les informations qui en sont issues sont très riches mais nous ne pouvons le faire qu’une fois tous les dix ans du fait du coût.
L’idée que nous avons mise en oeuvre était d’utiliser les données des réseaux mobiles, des données passives en fait. Pratiquement, tous les Français ont un téléphone et ces téléphones se signalent sur le réseau — en tout cas, ils sont détectés par le réseau.
Nous prenons donc une donnée extrêmement frustre et simple : le nombre de personnes présentes sur une zone. La zone en question sont les zones IRIS, très riches en termes de données INSEE. Il y en a 50’000 en France donc une zone IRIS à la campagne représente la commune et puis sinon ce sont des zones de 2’000 habitants ; par exemple, à Paris, vous avez 1’000 zones IRIS. Nous travaillons à cette échelle, qui est largement suffisante pour des travaux sur la géographie et la mobilité.
Nous pouvons croiser cela avec les zones de nuitées : où les gens ont-ils dormi la veille ou les 14 nuits précédentes ? Nous pouvons croiser avec les départements et les nationalités, car nous avons les numéros de téléphone mobile par pays lorsqu’ils ne sont pas français. Et nous avons calculé un indicateur clé qui s’appelle l’habitant année. En fait, nous avons reconstitué un équivalent en temps-plein par zone IRIS.
Quatre chantiers : l’attractivité, les rythmes, les flux et les aires urbaines. L’idée est de redéfinir les aires urbaines, puisque, aujourd’hui, l’époque du fordisme « métro-boulot-dodo » est bien terminée. Jean Viard le dit : « on a gagné 300’000 heures de temps libre dans une vie ». Nous allons donc matérialiser cette société du temps libre avec ces cartes.
Première carte : à gauche, la carte de l’INSEE. C’est le nombre de résidents par zone IRIS en 2019. À droite, en 2022, la carte d’occupation des lieux. Vous voyez que les zones blanches où il n’y a pas grand monde sont beaucoup plus prégnantes à certains endroits et vous constatez un renforcement important des zones urbaines. Mais regardez également, des zones de montagne, les zones touristiques, qui sont plus fréquentées évidemment, que les zones de résidence.
Voici une carte euclidienne, sous forme de cartogramme. C’est exactement la même carte, sauf que la surface représente le nombre d’habitants. C’est à dire que sur la carte d’avant, la Creuse pèse autant que Paris, là ce n’est pas le cas, puisque vous voyez bien que les 12 millions de l’agglomération parisienne pèsent très lourd. On se rend compte que le poids des grandes villes est extrêmement important, encore plus fort que ce que l’on pensait. Nous avons des écarts de densité qui sont incroyables. Paris compte 3.7 millions d’habitants/année pour un peu plus de 2 millions d’habitants. Vous avez un million de personnes qui viennent travailler tous les jours sur Paris. Mais vous avez un tas de gens qui viennent de manière très occasionnelle : des touristes, et d’autres, par exemple du tourisme professionnel. Il y a donc effectivement ce poids-là.
Il y a aussi des communes touristiques — ce sont elles qui ont le plus gros écart : Val d’Isère, Morzine, Saint-Tropez, qui font quatre fois leur population résidente. Ce n’est pas surprenant mais des villes comme Bordeaux ou Toulouse font 130’000 habitants de plus que ce le recensement classique de leur population. Strasbourg est à plus 50’000. Nous avons là un poids très important qui se chiffre, non pas en milliers mais en dizaines, en centaines de milliers d’habitants, équivalent habitant temps plein sur les grandes villes.
Vous voyez aussi que la fameuse diagonale du vide, en fait, se trouve un peu partout. Il y a toutes ces zones blanches, où en fait il n’y a pas beaucoup d’habitants, c’est pour ça qu’elles sont extrêmement réduites sur la carte. C’est quelque chose que l’on peut très bien visualiser.
Le deuxième étonnement a trait à l’indice d’attractivité que nous avons construit. Nous rapportons le nombre d’habitants/années sur le nombre de résidents. Et quand il y a plus d’habitants/années que de résidents, c’est qu’il y a plus de gens qui passent du temps sur ce lieu que de nombre de résidents. Et inversement : quand c’est inférieur à un, c’est qu’il y en a moins. Ici tout ce qui est en bleu, sont des zones qui sont moins attractives.
Le terme « attractive » ne doit pas comporter de jugement de valeur. Il s’agit simplement de dire qu’il y a moins d’habitants que de résidents. Les zones en rouge foncé sont extrêmement fortes, vous y observez des diversités de situations qui sont ce que l’on retrouve à la zone IRIS.
Quelques cas sont un peu étonnants. Grenoble par exemple, est la seule ville, métropole, dont la ville-centre est peu attractive. Elle a moins d’occupants que de résidents et je crois que c’est la seule de cette catégorie.
Mais vous avez aussi des situations qui se portent très bien. Prenez Valenciennes, la ville est attractive. Cela permet aussi de remettre cause un certain nombre de stéréotypes ou d’idées reçues sur ces sujets-là.
Sous cet indice d’attractivité sur les aires d’attraction, il est possible de distinguer le périurbain, la première couronne et la commune centre. Tout ce qui est en bleu est hyper attractif.
Se distinguent très bien les zones touristiques, ici en montagne. En jaune, vous êtes à peu près à l’équilibre. Le périurbain lyonnais est à peu près à l’équilibre, celui rennais est plutôt en déficit.
Le périurbain n’est donc pas que, voire même pas du tout, voire même plutôt rarement, des lotissements perdus au milieu des champs avec aucun commerce. Cela serait plutôt la caricature qui est renvoyée parfois par une certaine presse. Certains tissus périurbains peuvent être très attractifs, reprenons l’exemple de Valencienne ou encore Quimper, le périurbain est attractif, ainsi que le centre-ville. Vannes, également, bénéficie d’un périurbain équilibré et d’une ville centre très attractive. Lorient, par contre, est un territoire qui est un peu en déprime à la fois sur le périurbain et sur le cœur d’agglomération. Il existe donc une variété de situations.
Les métropoles sont globalement plus attractives mais l’on ne constate pas non plus de trop importants écarts, ce qui veut dire qu’elles sont à peu près bien dessinées.
Par contre, si vous regardez les écarts type, plus vous descendez en taille, plus vous avez des écarts type important, ce qui veut dire qu’il y a des villes qui s’en sortent très bien et d’autres qui ne s’en sortent pas bien du tout. L’histoire n’est pas écrite, chaque territoire a son histoire, a ses capacités. Vous voyez que pour la commune centre, chaque fois qu’il s’agit d’une métropole, celle-ci est ultra attractive, mis à part le cas de Grenoble.
Concernant, le périurbain : il est attractif dans les métropoles, autant que la ville centre en moyenne. Ce n’est pourtant pas intuitif car nous avons toujours en tête un système « métro-boulot-dodo » au sein duquel le périurbain se viderait le matin avec des gens qui vont travailler dans la ville centre et qui se remplirait le soir. Finalement, cela n’est pas si clair que cela et vous voyez que le périurbain dans les tailles d’aires d’attraction des villes plus petites, est assez équilibré. Avec là aussi des écarts-types qui sont extrêmement différents. Je ne vais pas rentrer dans le détail, mais vous pouvez constater des situations très variées d’un territoire à l’autre.
Regardez Bordeaux, c’est une ville centre ultra attractive, très forte, mais également un périurbain qui se porte bien. Cela s’explique probablement par l’effet du tourisme.
Regardons maintenant les étrangers, c’est le troisième étonnement. Nous comptabilisons 5 millions d’habitants années de mobiles étrangers. Deux fois plus que ce que la statistique officielle nous dit. Parce que la statistique officielle travaille en fait sur les nuités, mais de nombreuses personnes viennent chez nous sans y passer la nuit, ou ne sont pas enregistrés dans les hôtels parce qu’ils vont voir des amis ou de la famille etc. Cela représente donc finalement beaucoup plus de monde.
Cela concerne évidemment en priorité Paris, le Sud-Est et le pourtour méditerranéen. La plupart des étrangers n’ont pas encore compris que demain, il faudra aller plutôt en Bretagne avec le réchauffement climatique. Il faudra, sans doute, actualiser ces cartes régulièrement.
Nous pouvons aussi faire cela par nationalité. Ici, vous avez les Américains à gauche, vous voyez très bien les plages du débarquement et puis à droite, les Hollandais. La Dordogne est très appréciée par les Anglais et puis il y a évidemment les gorges de l’Ardèche. Ces données nous permettent donc de regarder où les Alsaciens passent leurs vacances, mais aussi, pour un territoire, savoir d’où les gens viennent, tant en termes de département que de nationalité.
Le quatrième étonnement concerne les rythmes. Nous avons regardé quand les IRIS avaient leur maximum de présence. En classant par dominante et sous-dominante, nous avons regardé le mois d’août et le mois de novembre et, au sein de ces mois les jours ouvrés, les samedis et les dimanches. Nous pourrions, par une tentation populiste, dire qu’il y a la France du travail et la France des feignants.
Ici, en vert foncé, il s’agit d’une dominante novembre/semaine, en vert un peu plus clair novembre/samedi, en vert très clair novembre/dimanche. On voit bien ici l’Île-de-France avec Paris, vous voyez la Seine, regardez les bords de Seine, ils sont très occupés donc c’est plutôt août, le samedi. Vous voyez : les IRIS de la Seine se distinguent très bien donc — Paris plage sans doute — mais pas que.
Puis vous voyez des situations, ou l’on observe vraiment l’attractivité urbaine avec des territoires plus à dominante week-end ou mois d’août, donc fortement touristiques qui ont d’autres vocations, d’autres occupations des lieux que celles fonctionnelles, du quotidien.
Zoomons, sur la grappe de ville et regardons l’indice d’attractivité pour Quimper, Lorient, Vannes. Regardez la différence entre les trois, vous voyez que c’est Quimper qui se porte le mieux des trois. Elle a une tâche verte donc une dominante novembre, semaine ou samedi qui est quand même plus forte que les autres. Puis Lorient qui est la plus faible.
Pour aller plus loin il faudrait sans doute mobiliser, et c’est ce que nous sommes en train de faire, les bases économiques territoriales. J’en réfère aux travaux de Magali Talandier et de Laurent Davezies. Effectivement, nous arrivons à faire des corrélations assez puissantes en mobilisant d’autres indicateurs de l’INSEE.
Voilà les flux : à gauche vous avez, pour Bordeaux, les flux domicile-travail de l’INSEE, et les flux que nous détectons. Évidemment, il y a pratiquement un rapport de 1 à 4 entre les deux.
C’est-à-dire, que nous savons que le domicile-travail, c’est à peu près un quart des déplacements, et pourtant un certain nombre de destinations ne sont même pas identifiées par l’INSEE en termes de flux sur le domicile-travail. Il y a pourtant bien d’autres flux qui interagissent. Si vous voulez comprendre comment fonctionnent les territoires et jusqu’où ils irradient, il va falloir travailler sur ces données.
Notre objectif, car nous commençons à peine le travail, est aussi de voir comment est-ce que l’on peut éventuellement adapter les aires urbaines pour prendre en compte, non pas seulement la polarisation économique par le travail, mais également par l’ensemble de l’attractivité liée aux aménités urbaines et donc des métropoles.
Vous avez ici l’évolution des gens qui habitent de manière indépendante et ceux qui habitent aujourd’hui, de plus en plus avec leurs parents. Nous sommes toujours aussi surpris du nombre de jeunes actifs, voire jusqu’à 30 ans, qui vivent en colocation. C’est quand même très directement lié au coût du logement. En fait les salaires n’ont évidemment pas suivi la multiplication par trois des prix du logement en ville, c’est donc un véritable sujet.
La natalité baisse, il s’agit d’une préoccupation forte, nous n’avions pas connu cela depuis très longtemps. Je rappelle que les taux d’intérêt accordés à un pays se font en fonction de sa croissance potentielle. Pour cela, la dimension démographique est essentielle.
L’Italie est un pays qui a une dette un peu plus forte que nous, en stock de dette, mais qui a un commerce extérieur positif et qui a un solde primaire positif. Les taux d’intérêt de l’Italie sont beaucoup plus élevés que ceux de la France parce que l’on estime, que c’est un pays qui est très vieux, avec un taux de fécondité qui a été longtemps un des plus faibles du monde. Si nous suivons ce scénario à l’italienne, le coût de la dette va exploser en France. C’est donc, quand même, un véritable souci. Le logement devrait être l’une des premières priorités, notamment pour les plus jeunes.
Quelques mots de conclusion. Les mobilités représentent une capacité, un facteur d’autonomie, cela réduit les inégalités territoriales. L’accès à la ville est essentiel. Les villes ne sont pas réservées qu’à leurs résidents, doivent également considérer leurs habitants. Une gestion trop communale risque de transformer les villes en clubs privés. Ce qu’il faut absolument éviter.
Le modèle « fermier dans sa ferme » - « métro-boulot-dodo », est dépassé. C’est cette géographie que nous arrivons à démontrer à travers notre travail cartographique. Tout ce qui est le gain en temps libre, se visualise avec ce fameux rythme. Les dominantes week-ends ou mois d’août permettent de montrer cela.
Ensuite, il y a vraiment aujourd’hui une inadéquation entre un bassin de vie, c’est-à-dire là où j’habite, là où je travaille, tout le territoire que j’occupe en me déplaçant et nos périmètres électoraux. Je le redis : la taille des communes en France aujourd’hui, est de 4.4 kilomètres alors même que l’on parcourt plus de 40 kilomètres par jour. Il y a une inadéquation incroyable qui conduit à des gestions beaucoup trop locales, notamment en matière de permis de construire. Nous raisonnons à une échelle de voisinage, ce n’est plus possible.
Faire société, revient à cohabiter, ce qui suppose d’avoir des échelles géographiques adaptées. Ce n’est absolument pas le cas aujourd’hui. Nous sommes dans un malthusianisme, qui nous demande d’aller chercher de plus en plus loin ce qu’on ne peut pas trouver plus près. Cela augmente les distances, cela augmente la consommation d’espace, cela augmente les émissions de CO2.
Ce qu’il nous faut donc nous souhaiter demain, c’est une nouvelle gouvernance à l’échelle des aires urbaines. D’ailleurs, je le rappelle, les communes ne sont pas à l’échelle pour gérer ni le logement, ni l’aménagement, ni les mobilités, ni l’eau, ni les déchets.
Qu’a-t-on donc fait ? Des communautés de communes. J’ai été élu local pendant 13 ans, je connais bien le sujet. Les communes n’étant pas à l’échelle pour administrer l’ensemble des sujets, nous créons des syndicats de communautés de communes dont les représentants ne sont pas élus au suffrage universel direct, et dont les enjeux ne sont donc que rarement discutés durant les campagnes municipales. Nous empilons les couches.
Une gouvernance à l’échelle des aires urbaines, ce n’est pas pour ajouter une couche, mais c’est pour remplacer. Je crois que le maire de demain, sera le maire de l’aire urbaine.
Réutilisation
Citation
@inproceedings{coldefy2024,
author = {Coldefy, Jean},
publisher = {Sciences Po \& Villes Vivantes},
title = {D’heure en heure : où sommes-nous\,? Mesurer la présence
effective de la population dans les agglomérations françaises},
date = {2024-01-18},
url = {https://papers.organiccities.co/d-heure-en-heure-ou-sommes-nous-mesurer-la-presence-effective-de-la-population-dans-les-agglomerations-francaises.html},
langid = {fr}
}