Les difficultés d’accès au logement des plus pauvres

Retranscription de la conférence du 19 janvier 2024 à Sciences Po (Paris)
Colloque Organic Cities

Auteur
Affiliation

OFCE

Date de publication

19 janvier 2024

Modifié

20 mars 2024

Il m’a été demandé d’essayer d’illustrer, de qualifier, de quantifier les difficultés d’accès au logement des ménages pour les plus pauvres.

1 Précarisation du marché du logement

Figure 1

Je ne reviens pas sur la remise du rapport de la Fondation Abbé Pierre, prévue pour février 2024. Dans l’ensemble, les derniers rapports montrent une forte précarisation du marché du logement, quels que soient les statuts d’occupation et sans même regarder dans la diversité des situations, le sans-abrisme, la sur-occupation, etc.

Nous attendons encore les dernières données de l’enquête logement qui ne devraient pas tarder. Que ce soit sur le mal-logement au sens strict ou les situations compliquées vis-à-vis du logement, les « fragilités » comme les nomment la Fondation Abbé Pierre, les chiffres sont relativement inquiétants.

Si nous faisons un focus sur les ménages les plus modestes, nous pouvons observer au cours des dernières années, que c’est eux qui payent le plus cher la crise du logement. Le renchérissement des prix, quel que soit le statut d’occupation que l’on envisage, pèse principalement sur les ménages les plus pauvres.

Vous trouverez ici quelques chiffres sur l’augmentation du taux d’effort pour le premier quartile de niveau de vie (les 25% de ménages les plus modestes). Les locataires du secteur libre ont vu leur taux d’effort très fortement augmenter, ceux du parc social aussi, ainsi que les accédants à la propriété.

Nous allons essayer de regarder rapidement ces différents statuts d’occupation et essayer d’identifier quelles sont les difficultés de logement spécifiques pour chacun d’entre eux.

2 Accès à la propriété : des difficultés de plus en plus grandes

Figure 2

Il n’y a pas trop le choix, c’est-à-dire qu’en France :

  • Soit on est propriétaire de son logement ou on y accède ;
  • Soit on est locataire du parc social ;
  • Soit on est locataire du parc privé.

Nous n’avons pas inventé grand-chose d’autre. Si nous regardons les accédants à la propriété, une idée reçue serait que l’assouplissement des conditions de crédit a massivement bénéficié aux ménages les plus pauvres.

Il y a des taux qui baissent mais, en réalité, il y a plutôt des durées d’emprunt qui s’allongent. Quand nous regardons depuis le début des années 2000, nous pourrions penser que cet assouplissement a permis de solvabiliser massivement les ménages les plus modestes, mais ce n’est pas le cas. Robin Rivaton en a parlé en introduction. On remarque une stabilité étonnante du taux de propriétaire : nous sommes passés de 800’000 transactions dans l’ancien à peu près à 1.2 ou 1.3 million.

Le volume de crédit distribué n’a jamais été aussi élevé qu’avant la crise que nous traversons actuellement. Nous avons distribué beaucoup de crédit, il y a eu de nombreuses transactions immobilières et, malgré tout, il y a cette stabilité du taux de propriétaires.

En réalité ce qu’il s’est passé, c’est qu’il n’y a jamais eu aussi peu de propriétaires en bas de la distribution du niveau de vie, chez les ménages les plus pauvres, et qu’il n’y a jamais eu autant de propriétaires en haut de la distribution du niveau de vie, c’est-à-dire chez les ménages les plus riches. Il y a eu une recomposition au sein de la distribution des niveaux de vie entre les pauvres et les riches. Les pauvres n’ont pas été solvabilisés par l’assouplissement des conditions de crédit et ils n’ont pas été en capacité d’absorber le choc qu’il y a eu sur les prix immobiliers et le renchérissement très important des prix immobiliers. C’est ce que nous observons dans le passé.

Sur la période récente, là encore, ce sont les ménages les plus modestes qui payent le renchérissement du crédit. La Banque de France nous dit qu’il n’y a pas de problème, qu’en réalité nous avons réussi à maintenir la part des primo-accédants dans la distribution de crédit, que le volume de crédit distribué a baissé de 40%, mais que nous avons réussi à maintenir la part des primo-accédants.

Toutefois, quand on regarde à l’intérieur de ces primo-accédants, la part des ménages modestes au sein des primo-accédants n’a jamais été aussi faible. C’est-à-dire qu’ils représentaient à peu près un tiers des primo-accédants à qui l’on distribuait du crédit à l’habitat avant la remontée des taux.

Aujourd’hui nous sommes à 17%. Donc, ceux qui payent principalement la remontée des taux, ce sont en premier lieu les ménages les plus pauvres. Cela s’explique assez facilement par le fait que les prix, cela a été dit, tardent à s’ajuster. Quand nous disons que les prix devraient baisser de 20% pour compenser l’augmentation des taux d’intérêt, ce sont évidemment ceux qui sont au taux d’effort déjà le plus élevé qui du coup n’accèdent plus à la propriété. C’est assez logique.

3 Parc locatif privé : des locataires fragilisés

Figure 3

Regardons maintenant ce qu’il se passe sur le marché locatif privé à l’aide de quelques chiffres. Ce que nous observons, c’est que nous avons un taux d’effort des ménages les plus pauvres au sein du marché locatif privé qui a fortement augmenté, pour plusieurs raisons :

  • Les loyers ont augmenté très fortement au cours des dernières années, moins vite que les prix immobiliers mais ils ont augmenté quand même ;
  • Mais surtout, le revenu des ménages les plus pauvres a été bien moins dynamique que le revenu des autres catégories de ménages.

Quand nous comparons l’évolution du niveau de vie, entre le début des années 2000 et aujourd’hui, du premier quartile de niveau de vie nous voyons que ce niveau de vie là a été plutôt moins dynamique, leur pouvoir d’achat a moins augmenté. Les loyers, eux, ont augmenté assez rapidement et, en même temps, parce que c’est un terme encore à la mode, les APL ont largement désolvabilisé les ménages. C’est-à-dire que l’on a proposé beaucoup de mesures pour essayer de contenir la dépense en aide personnelle au logement. Les APL ont été largement déconnectés des montants réels des loyers payés par les locataires ; ce qui a eu pour effet de faire augmenter de façon très importante le taux d’effort des ménages et notamment des ménages « APLisés » et des ménages les plus modestes.

Le graphique suivant vous montre, par décile de niveau de vie, le taux d’effort brut avant versement des APL et le taux d’effort net après versement des APL. Le net est en rouge et le brut est en bleu, dans le parc social et dans le parc privé. Ce graphique dit trois choses même si, en réalité, cela en dit même plus :

  • Il dit d’abord que les APL ne fonctionnent pas si mal que ça. Si l’objectif des APL est de réduire le taux d’effort des ménages, nous avons plutôt un système qui permet de réduire assez massivement le taux d’effort des ménages ;
  • Il dit aussi que, même après versement des APL, les 10% les plus pauvres qui vivent dans le parc privé ont quand même un taux d’effort net moyen de l’ordre de 35% ;
  • Il dit enfin que, dans le parc social, nous avons des APL qui fonctionnent pas mal parce qu’elles arrivent à inverser la logique qui voudrait que plus on est pauvre plus on dépense pour se loger.

Dans le parc social, après versement des APL, en moyenne c’est plus vrai. C’est-à-dire que l’on a une espèce de courbe en U inversée. Hélas, dans le parc privé, du fait notamment des économies budgétaires et de la déconnexion entre les APL et les loyers de marché, nous continuons, même après versement des APL, à avoir les ménages les plus pauvres qui ont un taux d’effort net supérieur aux ménages qui sont un peu plus riches qu’eux.

Si on s’intéresse à l’offre de logement disponible, nous constatons que l’offre de logement abordable en direction des ménages les plus modestes a tendance à se réduire. Le marché locatif se contracte, notamment dans les grandes villes et notamment sur le segment à destination des ménages les plus pauvres par deux effets :

  • Un certain nombre de logements partent soit pour de l’accession à la propriété occupante, on le voit à Paris, soit pour devenir des meublés de tourisme, c’est-à-dire des logements avec des taux de rendement supérieurs au rendement que l’on pourrait attendre du marché locatif standard 
  • Un taux de rotation qui baisse beaucoup. Les ménages les plus pauvres qui sont dans le parc locatif privé, qui ont des niveaux de loyer potentiellement relativement bas, n’ont plus les moyens d’accéder à la propriété.

Ce fameux parcours résidentiel décrit par Emmanuelle Cosse tout à l’heure est rompu et donc, ne permettant plus d’accéder à la propriété, il ne libère pas de logement sur le marché locatif privé. L’offre de logements accessibles et abordables a donc tendance à se réduire. Ce sont les mêmes mécanismes que nous observons dans le parc social.

4 Un parc social qui accueille les ménages les plus pauvres

Figure 4

Le parc social accueille les ménages les plus pauvres. Nous observons une paupérisation massive des locataires du parc social, c’est-à-dire que de moins en moins d’entre eux en sortent, qu’il est donc concerné par un taux de rotation en baisse, et que ceux qui sortent sont plutôt plus riches que ceux qui y entrent.

Quand nous regardons les attributions de logements sociaux, il est évident que beaucoup d’attributions se font à destination de ménages pauvres et le parc social répond à un besoin qu’aujourd’hui le parc privé n’est plus en capacité d’absorber. La file d’attente dans le parc social ne cesse d’augmenter. Alors que, sur la période récente, elle augmente très fortement, elle a même doublé depuis le début des années 2000. Le besoin de production de logements sociaux est immense.

À partir d’un consensus sur ce constat, nous nous sommes intéressés aux difficultés d’accès que pouvaient avoir les ménages, non pas sous le seuil de pauvreté, mais les ménages les plus pauvres, à accéder au parc social.

5 Logement social : un accès entravé pour les plus pauvres ?

Figure 5

Nous avons rendu un rapport au Défenseur des droits sur cette question-là. Cette question des difficultés d’accès spécifiques, des ménages les plus pauvres, au parc social, est assez bien documentée. Il existe de nombreux rapports sur le sujet de l’accord des comptes et de l’ANCOLS, et nous avons rendu, il y a quelques années, un rapport inter-associatif sur ce sujet.

L’idée n’étant pas de dire que le logement social n’accueille pas les pauvres, parce que cela serait faux. La question est plutôt de savoir quels sont les mécanismes concurrentiels au sein des ménages les plus pauvres. A-t-on tendance à préférer une personne qui a un niveau de vie à 800 ou 900 euros plutôt qu’un niveau de vie à 500 ou 600 euros ?

Figure 6

Cette question-là est relativement bien documentée. Je ne vais pas vous détailler ici le rapport ; je vais simplement vous montrer quelques résultats, mais je vous invite à aller voir sur le site internet.

6 Des demandeurs pauvres sous représentés chez les attributaires

Figure 7

Le rapport révèle que lorsque l’on observe les attributions de logements sociaux et que l’on compare ces attributions à la demande de logements sociaux, on s’aperçoit qu’il y a une surreprésentation des ménages du bas de la distribution des niveaux de vie, des plus pauvres. Ci-dessus, l’axe des ordonnées représente les tranches de niveau de vie allant de moins de 500 euros jusqu’à 1’800-2’000 euros. En rouge cela indique que vous êtes sous-représenté dans les attributions, c’est-à-dire que l’on vous attribue moins de logements que ce que vous représentez dans la demande, et en vert c’est quand on vous attribue plus de logements que ce que vous représentez dans la demande.

Quels que soient les territoires, quels que soient les EPCI, nous avons des difficultés spécifiques sur le bas de la distribution. Alors, en fonction des EPCI, ces difficultés sont plus ou moins importantes, vont plus ou moins loin dans la distribution des niveaux de vie mais, globalement, les niveaux de vie les plus bas ont des difficultés particulières, en tout cas d’un point de vue descriptif.

Ce constat-là, il n’est pas nouveau, je l’ai dit, il est documenté de plusieurs façons. Il y a eu plusieurs rapports ces dernières années mais souvent, ce qui est opposé à ce constat-là, c’est de dire qu’il s’agit d’un problème d’offre de logements, que c’est que nous disposons des logements avec un niveau de loyer adéquat.

Ce n’est pas tant ce pourquoi nous mandatait le Défenseur des droits, c’est-à-dire d’essayer de mettre en évidence possible la discrimination économique. Ce n’est pas tant une discrimination économique qu’un problème d’offre de logement abordable, accessible pour ces populations de ménages. C’est évidemment très compliqué de loger des ménages avec 600 euros de niveau de vie, il faut évidemment des loyers extrêmement bas.

Figure 8

La première étape de notre rapport a été de regarder cette question de l’offre. Nous avons construit de nombreux indicateurs et notamment des indicateurs de tension, où nous essayons de regarder pour chaque demandeur à combien de logements il aurait potentiellement accès avant de regarder, pour chaque logement, combien de demandeurs pourraient potentiellement postuler sur ce logement.

Ce que nous montrons c’est que oui, il y a un problème d’offre de logement abordable en France et notamment dans le parc social. Il est vrai que, dans les grandes métropoles représentées ici en bleu très foncé, il n’y a pas suffisamment de logements disponibles compte tenu de la demande.

Le problème est qu’il y a de fait des taux d’attribution théoriques qui sont très bas. C’est-à-dire qu’il y a beaucoup de demandeurs, très peu d’offres disponibles et donc des taux d’attribution théoriques très bas.

Ce que nous montrons par contre c’est que, même en contrôlant cette offre de logements disponibles, ou cet indicateur de tension, il existe des difficultés spécifiques à loger les ménages du bas de la distribution des niveaux de vie dans le parc existant.

Figure 9

C’est ce que montre ce graphique, issu d’une régression logit standard, en contrôlant :

  • De la tension ;
  • De la composition familiale ;
  • Du motif ;
  • De l’EPCI ;
  • Du mode de logement actuel.

Nous regardons la probabilité d’attribution des ménages en fonction de leur niveau de vie. Je vous invite à ne pas regarder le haut de la distribution — parce qu’en réalité le haut de la distribution comporte un certain nombre de biais, notamment liés au fait que les demandeurs logés par Action Logement sont dans la base — mais je vous invite plutôt à regarder ce qu’il se passe en bas.

Nous observons qu’en bas, les ménages déclarant moins de 500 ou entre 500 et 600 euros de niveau de vie ont globalement des probabilités d’attribution plus faibles que les ménages qui sont un peu plus riches qu’eux et ce, indépendamment de l’offre. Cela signifie qu’avec la même offre, nous pourrions mieux loger les ménages les plus pauvres. Cela implique tout de même qu’il s’agit d’un problème d’offre de logement.

Ce que nous constatons, c’est la mise en concurrence des ménages. Un ménage à 800 euros de niveau de vie va être en concurrence avec un ménage à 700. Celui à 800 sera préféré à celui à 700. Le jour où nous aurons suffisamment de logements sociaux, ce problème-là de mise en concurrence ne se posera pas.

Nous raisonnons à offre donnée. Donc, si discrimination économique il y a, l’existence de cette discrimination émane potentiellement d’un déficit d’offre de logement. Toutefois, nous pourrions potentiellement faire mieux avec l’offre disponible.

7 Une modélisation originale qui met en évidence l’interaction entre les variables

Figure 10

Je vous invite une fois de plus à lire le rapport et à regarder l’application car nous y menons un certain nombre d’analyses croisées. Regardons, par exemple, le graphique en bas à droite. Nous croisons le niveau de vie et le choix communal. Est-ce que vous demandez un logement dans votre commune ou dans une autre commune ?

Ce qu’on observe, c’est que globalement, nous avons tendance à préférer nos pauvres aux pauvres d’à côté. Au moment de l’attribution d’un logement social, nous voyons aussi qu’il se passe des choses en fonction du mode de logement actuel. Nous avons également développé une petite application qui permet de regarder par cas type. Vous pouvez y accéder sur le site du Défenseur des droits ou sur le site de l’OFCE.

Nous voyons que tous les territoires sont touchés de façon plus ou moins importante : difficultés d’accession, difficultés sur le marché locatif privé… Heureusement qu’il reste le parc social, bien qu’il soit également soumis à des tensions extrêmement fortes. Et le plus souvent, ces tensions se font au détriment des ménages les plus modestes.

Réutilisation

Citation

BibTeX
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Veuillez citer ce travail comme suit :
Madec, P. (2024, January 19). Les difficultés d’accès au logement des plus pauvres. Organic Cities, Paris. Sciences Po & Villes Vivantes. https://papers.organiccities.co/les-difficultes-d-acces-au-logement-des-plus-pauvres.html