Il m’a été proposé d’intervenir sur le travail que j’ai réalisé récemment et que j’ai appelé « l’économie métropolitaine ordinaire ». C’est un propos qui s’appuie sur un ouvrage édité sous le même nom. Ce sur quoi j’insiste dans cet ouvrage, c’est le fait que cette économie que je vais vous décrire est une économie invisible, oubliée et pourtant essentielle. Or, cette économie ordinaire participe pleinement de la métropolisation, sujet de cette séquence.
Pour rappel, la métropolisation décrit le processus de concentration des richesses, des hommes, de l’activité économique dans les grandes villes du monde. Ces processus ont été beaucoup analysés au prisme d’une économie d’excellence, une économie cognitive, et donc avec une entrée un peu élitiste de ce que seraient la métropole et son économie. Cette vision n’est pas fausse, nous pourrons y revenir, mais les métropoles ne sont pas seulement le terreau de ce type d’activités à haute valeur ajoutée. Les métropoles sont aussi des lieux d’accueil de travailleurs essentiels, invisibilisés, lieux d’accueil de populations étrangères. Elles ont leur part à prendre dans le registre, certes de la solidarité, mais également, de cette économie productive ordinaire passée sous silence.
1 « Faire Métropole »
Nous avons beaucoup parlé, et je n’y reviens pas, des métropoles en tant que moteur de croissance économique, mais aussi, de source de solidarité territoriale. Nous pourrons revenir sur ces notions de ruissellement et de solidarité. Nous avons beaucoup parlé aussi de l’économie des métropoles vue par le haut, par la compétitivité, l’attractivité, l’excellence. Se pose la question des services rendus par la métropole aux autres territoires et, aujourd’hui, avec les questions de transition écologique, se pose la question inverse, c’est à dire le rapport aux ressources, le rapport à l’eau, le rapport à l’énergie qui explique que l’on a besoin de bâtir, de consolider les coopérations territoriales. Il faut travailler sur une analyse systémique des territoires et dépasser les propos caricaturaux qui opposeraient les villes, aux campagnes, les métropoles, au reste du territoire, afin de retisser ces liens. Ce n’est pas de ça dont je vous parle, quoique…
Je voudrais insister aujourd’hui sur ce petit point qui semble peut-être accessoire mais qui, dans les faits, dans les chiffres et dans les enjeux, doit prendre part dans le débat métropolitain. Quelle est donc l’économie de cette métropole ordinaire ? Quels sont ces travailleurs invisibles et oubliés de tous ? C’est à ça que j’ai voulu consacrer cet ouvrage et mes travaux. Il se trouve que sur ce sujet on a peu de choses, peu de statistiques, peu d’analyses.
2 L’économie métropolitaine ordinaire : entre export globalisé et économie de proximité
J’essaye de caractériser cette économie ordinaire par sa situation intermédiaire entre les enjeux d’exports globalisés et les enjeux de consommation de proximité. Il se trouve qu’en économie régionale et urbaine, on sait travailler sur l’économie exportatrice, sur l’économie productive, l’INSEE propose des typologies permettant de travailler sur la sphère productive. On sait aussi travailler sur l’économie de proximité, on parle parfois de sphère présentielle en lien avec les données sur les flux de mobilité que vous avez écouté précédemment mais, entre les deux, entre cette économie exportatrice, compétitive, industrielle dont on parlera tout à l’heure, et cette économie de proximité, c’est-à-dire que l’on voit, qui est visible parce que c’est celle qui répond aux besoins des ménages, on a tout un ensemble de services à l’industrie, de services au commerce, de services aux autres activités qui est passé sous silence.
3 Les secteurs de l’économie métropolitaine ordinaire
Alors, bien sûr, on sait que ces activités existent, elles sont ici répertoriées, elles sont diverses. On sait qu’elles existent mais elles sont largement invisibilisées par la statistique. C’est-à-dire que l’INSEE, par exemple, ne produit pas de typologies pour penser ce type d’activités. Elles sont invisibilisées par les politiques publiques, ce qu’on ne sait pas compter, mesurer, est souvent peu pris en compte ; on a donc peu de stratégies de développement économique spécifiquement axées sur ce type de métier. Enfin, elles sont invisibilisées par leur nature même.
Je vous ai mis des exemples des secteurs qui constituent cette économie ordinaire, cette économie productive ordinaire :
- Des services aux entreprises divers et ordinaires (sécurité, nettoyage, maintenance, réparation…) ;
- Des activités de support (tout ce qui est logistique, transport, stockage, activité de support…) ;
- Tous les métiers de demain sur la transition écologique (énergie, déchets, eau…)
Cela fait un certain nombre d’activités de l’ordre, finalement, du quotidien de nos économies, mais que l’on repère peu et sur laquelle on a surtout peu de stratégies aujourd’hui dans les territoires.
4 Une économie métropolitaine ordinaire invisibilisée
Je vous l’ai dit, elles sont invisibilisées par la statistique, les cadres théoriques, par la recherche en économie régionale et urbaine, par les politiques publiques. Elles sont le fait de petits établissements, d’une myriade d’établissements sur lesquels il est aussi difficile, évidemment, d’agir car quand on est développeur économique, ce n’est pas forcément ces interlocuteurs là que l’on va chercher en premier.
Elles sont aussi difficiles à capter parce que ce sont des activités qui sont en décalage par rapport au reste de la société. Ce sont les personnes qui viendront une fois que nous serons tous sortis de l’amphithéâtre pour ranger, pour nettoyer, pour préparer la salle pour demain. Ce sont tous ces métiers, aussi, qui se passent en dehors de nos horaires habituels et pour lequel l’aménagement urbain n’est absolument pas pensé.
Il y a de gros efforts à faire, c’est essentiel. C’est un ensemble de travailleurs mobiles : sur ces sujets de décarbonation, de flux, mais même d’enjeux sociaux, le fait de ne pas savoir comment se déplacent ces travailleurs est problématique. Aucune enquête de mobilité ne permet d’identifier quels sont les déplacements de ces métiers aujourd’hui en France. On a de la statistique sur le couple « lieu de domicile / lieu de travail », on sait tout pour les emplois rattachés à un seul bureau, un lieu de travail fixe mais pour tous ces métiers qui sont dans une logique de tournées, qui sont dans une logique d’aller voir leurs clients, qui sont dans une logique de déplacements quotidiens pour aller de chantier en chantier, on a très, très peu d’informations. Or, c’est évidemment majeur en termes d’action publique.
5 Les enjeux de l’économie métropolitaine ordinaire
Les enjeux sont économiques. C’est le back office du front office, sans cette économie, le reste ne fonctionne pas.
Les enjeux sont sociaux parce que ce sont très souvent des travailleurs qui ont des problématiques de logement et de mobilité ; je vous l’ai dit, l’offre de transports en communs n’est pas du tout adaptée à ces horaires décalés.
Ce sont des enjeux écologiques car ce sont des activités qui, aujourd’hui, sont les premières concernées par la ZFE. Ce sont des activités qui vont être les premières concernées par le ZAN, parce que ce sont des activités que les métropoles ne veulent plus ou que les territoires ne veulent pas accueillir faute de disponibilité foncière. Donc, finalement, c’est un peu les activités reléguées de l’aménagement urbain.
Et puis, ce sont des enjeux territoriaux, évidemment, parce qu’il s’agit d’une économie d’intermédiation.
6 L’économie métropolitaine ordinaire : 45% des emplois salariés métropolitains
Si cette économie invisible et peu pensée par l’action publique locale ne représentait que peu d’emplois, cela ne serait pas très grave. Le problème, c’est qu’elle représente 45% des emplois salariés aujourd’hui dans les métropoles. C’est l’économie métropolitaine dont on ne parle pas, mais qui fait les métropoles, qui participe à la métropolisation.
C’est le résultat, évidemment, de sous-traitance, de sous-traitance en cascade, des entreprises qui se concentrent sur leur cœur de métier, sur ce qui rapporte de la valeur ajoutée, pour externaliser ces activités-là. Ça créé cette économie de service, cette économie qui a une place très particulière dans nos villes et dans nos métropoles et qui, aujourd’hui, est pleinement, une économie métropolitaine au service de tous les territoires.
7 L’économie métropolitaine ordinaire et ses spécificités locales
Là, en ce moment, je travaille sur un territoire rural où il y a beaucoup d’industries et l’un des arguments donnés par les industriels pour cette localisation rurale est le fait d’avoir accès, à proximité, aux services ordinaires de la métropole de Lyon ou de la métropole de Grenoble. Nous voyons donc que les métropoles rendent ce type de services, sauf qu’aujourd’hui, il y a conflit sur l’accueil de ces d’activités. D’une ville à l’autre, cette économie ordinaire varie beaucoup. L’économie métropolitaine ordinaire de Rennes, de Nantes, n’a rien à voir avec celle de Strasbourg. Il y en a plus ou moins selon les territoires. Ce que j’ai pu montrer dans l’ouvrage, c’est que cette économie est évidemment liée au système productif local.
Il y a une économie ordinaire de base, fondamentale, que l’on va retrouver de façon équivalente dans tous les territoires mais il y a aussi une économie ordinaire qui est liée au système industriel ou agroalimentaire du territoire. Nous observons aussi, en jouant sur ces spécialisations de services, les besoins, les trous, les manques qui affectent les opportunités de réindustrialisation par exemple. Des territoires aujourd’hui sont en déficit de certains services dont ont besoin ces industries. Là aussi, en termes de perspectives de réindustrialisation, il y a des choses sur lesquelles nous pourrions avancer.
8 L’économie métropolitaine ordinaire au cœur des synergies productives locales
Une économie métropolitaine ordinaire (EMO) fondamentale, socle de services aux entreprises, mais aussi une EMO qui peut être plus ou moins connectée aux synergies locales.
Je donne quelques exemples : les industries pharmaceutique, chimique, agroalimentaire s’accompagnent de plateformes logistiques et de transports importantes. Les industries manufacturières, la fabrication de produits métalliques, de machines, l’industrie textile… ça demande beaucoup de ressources intérimaires. Ce sont ces jeux de corrélation sur lesquels je me suis attardée dans le livre.
9 L’économie métropolitaine ordinaire accélère la création d’emplois en France
Cette économie ordinaire participe de la désindustrialisation en trompe l’œil. Dans les chiffres de perte de l’emploi industriel, il y a aussi tous ces mécanismes d’externalisation des services.
Si l’on prend le périmètre que j’ai défini pour cette économie, il y a à peu près 870’000 emplois qui ont été créés en 10 ans sur ce type d’activité, ce qui est énorme. Il y a un enjeu en termes de dynamique, de croissance des emplois et vous voyez que ces créations d’emplois ont eu lieu à 75% dans ce que l’INSEE appelle les « aires métropolitaines », à savoir une métropole et toute sa couronne périurbaine. 500’000 de ces emplois ont été créés dans les seules métropoles.
Il s’agit d’un véritable angle mort des métropoles, ou d’un regard que l’on a rarement et qui participe à construire un début de réponse sur l’utilité de ce type de territoire et sur les coopérations nécessaires.
Nous observons donc un double phénomène de concentration dans les aires métropolitaines, mais de desserrement vers les périphéries, avec de forts enjeux, évidemment, de complémentarité à orchestrer. Quand je travaille à une échelle plus locale, avec des collectivités sur ce sujet, nous regardons dans le détail ce qui peut s’opérer comme arbitrage, complémentarité, partage, de cette fonction de service aux entreprises entre les centres et les périphéries.
Un point à noter sur les enjeux sociaux est la part de l’emploi intérimaire et son essor en 10 ans. Qu’il soit subi ou choisi, ce phénomène participe de notre changement du rapport à l’emploi.
Et enfin, en termes de résilience ou en tout cas, en termes de choc économique, ce que l’on voit, c’est que cette économie subit les chocs, c’est à dire qu’en 2008, en 2020, dans un premier temps, les emplois de cette économie baissent parce qu’elle est très connectée à l’économie exportatrice qui, elle, subit les chocs de plein fouet mais que par contre, cette économie ordinaire rebondit très vite. Elle est parmi les premiers secteurs qui rebondissent après une crise. Il y a donc aussi un phénomène de résilience et d’enjeux de résilience à accompagner cette économie dans les territoires.
10 Conclusion
Au final, les conclusions de ce travail portent sur l’attention que nous devons attribuer à ces métiers. Essayer d’attirer l’attention sur ces activités « afin de rendre service à ceux qui nous rendent des services », phrase issue d’ateliers de production de politique publique que j’ai menés avec Manon Loisel, de Partie Prenante. Nous observons que l’économie métropolitaine ordinaire accompagne depuis 30 ans ce processus de métropolisation. Elle fait émerger de nouveaux modes d’organisation du travail, de nouvelles précarités salariales. En effet, ce n’est pas toujours « joyeux » d’être un travailleur de cette économie-là. Et puis, elle fait émerger de nouveaux besoins en termes d’aménagement urbain, que ce soit en termes de locaux d’activité, que ce soit en termes de mobilité, de temporalité et de transition écologique. Parce qu’aujourd’hui, je vous ai dit, ces activités sont percutées de plein fouet par les enjeux climatiques, par les changements qu’il va falloir opérer sur la mobilité, sur l’espace occupé, sur le foncier disponible et ce sont souvent des entreprises qui ont des difficultés à transiter ou en tout cas, à aborder ces changements.
Le petit ouvrage se termine sur des propositions de pistes pour l’action, en tout cas, des réflexions pour aller un peu plus loin. La plupart de ces réflexions sont issues de travaux que l’on mène dans les territoires. Nous observons aussi, toujours avec Manon Loisel, des journées type de travailleurs de cette économie. On a, par exemple, construit des planches de bandes dessinées pour montrer comment se passe la journée d’un réparateur d’appareils informatiques, comment se passe la journée d’une personne qui travaille dans une entreprise de nettoyage industriel, et on voit au fur et à mesure de la journée toutes les problématiques auxquelles ces travailleurs sont confrontés : mobilité, pas de possibilité de recharger son téléphone, le déjeuner avec un sandwich entre deux transports en commun sur des lignes qui sont mal connectées ou des chefs d’entreprises qui ont des problèmes d’accueil et d’insertion. On sait, par exemple, que dans le périurbain, dans le tissu périurbain, beaucoup de pavillons sont aussi des lieux d’activité pour ces métiers-là.
Alors, trois pistes pour l’action ; et il y en d’autres mais j’insisterai sur trois registres d’interpellation :
Première piste : changer de regard, prendre le temps de porter une attention à ce type d’économie. Nous avons aussi vu, par exemple dans le territoire grenoblois, qu’il y avait peut-être des marges de manœuvre avec les grandes entreprises, les grands donneurs d’ordre du territoire, connus des développeurs économiques. Dans leur politique de RSE, ils pourraient porter une attention à leurs sous-traitants, puisque toutes ces entreprises de l’économie ordinaire sont les sous-traitantes des grands donneurs d’ordre.
Deuxième piste : changer de méthode, ou si je prends ma casquette de chercheur, nous permettre l’accès aux données. C’est-à-dire que si l’on voulait se donner les moyens de mesurer vraiment, si l’on ouvrait les bases de données existantes, on pourrait dire des choses encore plus fines que ce que je vous raconte là, sur qui sont ces travailleurs. Des chercheurs, dans le cadre du programme Ville productive du PUCA, avancent sur ces sujets avec des chiffres encore plus précis, croisant les métiers, croisant les secteurs d’activité. Par contre, sur les questions de mobilité, il faudrait intégrer ces sujets dans les enquêtes de mobilité-déplacement, dans la façon dont aujourd’hui, on observe et on planifie la mobilité. Je fais partie d’un comité scientifique qui a pensé le Grand Paris Express et qui se pose des questions sur les RER métropolitains. Il faudrait que dès le diagnostic posé au départ, cette question des travailleurs mobiles soit posée, pour ne pas passer à côté de ces problématiques.
Troisième point : innover par l’aménagement urbain. Ce n’est pas la seule réponse, évidemment, mais du côté de l’aménagement, beaucoup de choses sont possibles. Sur des questions de stationnement, de grilles horaires des transports en commun, sur des flottes d’utilitaires de véhicules en covoiturage, sur toutes les petites suggestions notées ici, les ateliers de co-construction de politique publique que l’on mène, avancent des solutions. Un des sujets sur lequel aujourd’hui planchent certains territoires, c’est la question des PLH, de savoir justement comment, dans l’habitat, dans la prospective, la planification de l’habitat, on peut insérer cet enjeu des travailleurs qui sont au service, finalement, d’une économie métropolitaine et péri-métropolitaine mais qui n’y trouvent pas leur place, qui ont des problèmes pour s’y loger et qui se retrouvent victimes de tous ces processus.
Je vous remercie.
Réutilisation
Citation
@inproceedings{talandier2024,
author = {Talandier, Magali},
publisher = {Sciences Po \& Villes Vivantes},
title = {L’économie ordinaire des métropoles},
date = {2024-01-18},
url = {https://papers.organiccities.co/l-economie-ordinaire-des-metropoles.html},
langid = {fr}
}