La bombe sociale du logement : pourquoi ne faut-il surtout pas créer des citoyens de deuxième classe en matière d’accès à la propriété ?

Retranscription de la conférence du 19 janvier 2024 à Sciences Po (Paris)
Colloque Organic Cities

Auteur
Affiliation

Stonal

Date de publication

19 janvier 2024

Modifié

20 mars 2024

Bonjour à toutes et à tous, merci pour l’invitation aujourd’hui.

J’ai eu la chance de réaliser, il y a maintenant deux ans, en janvier 2022, un petit ouvrage qui s’appelait « Le logement, bombe sociale à venir » et j’en ai tiré plusieurs diagnostics sur la situation actuelle, dont trois que j’aimerais partager avec vous aujourd’hui.

Le premier d’entre eux, c’est que la France est encore un pays de propriétaires. Aujourd’hui, le taux de propriétaires-occupants de leur résidence principale en France est au même niveau qu’il était en 2006. Dans l’intervalle, nous avons connu des taux d’emprunt et des taux bancaires commerciaux qui ont été les plus bas de l’histoire économique moderne — ils ont touché les 1% en moyenne — et cela n’a pas permis de faire bouger d’un iota le taux de propriétaires occupants de leur résidence principale. Je vous rassure : le taux de propriétaires, non pas de leur résidence principale mais d’un bien secondaire, n’a pas bougé non plus.

Le deuxième point, qui est assez crucial, c’est que pendant ce temps-là, la multipropriété a explosé. C’est un phénomène sur lequel on n’arrivait peu à poser des choses, et puis l’INSEE a produit une étude en décembre 2021, une étude extrêmement précieuse, qui a permis de poser, de mesurer le début de ce phénomène de multipropriété. Notamment de la multipropriété à titre locatif, avec des gens qui acquièrent des patrimoines assez importants ; phénomène essentiellement dû à la structure du marché bancaire en France, un marché bancaire qui fait que l’on prête sur très longue durée et à taux fixe. On pouvait emprunter jusqu’à 100%-110% avec un mécanisme extrêmement puissant, un mécanisme qui faisait que les banques déduisaient les revenus locatifs des intérêts de l’emprunt, ce qui permettait de constituer des patrimoines immobiliers très importants.

Le troisième élément, c’est la question des prix. On est un des pays où les prix, par rapport à la production de richesse par habitant, à la croissance de la production de richesse par habitant, ont le plus augmenté. Juste pour l’Île-de-France, pour le documenter, on est sur une augmentation des prix sur 20 ans qui est de 4.4% par an, là où le PIB par habitant de ce même territoire a augmenté de 2.6% par an. Cet écart entre 2.6% et 4.4%, si on le compare par exemple à une autre zone, qui est considérée comme une des zones où nous avons le moins construit et qui souffre d’un problème énorme d’offre de logements, qui est la Californie, on note qu’il est inférieur en Californie à ce qu’il est aujourd’hui en Île-de-France.

Ces trois phénomènes doivent nous interroger sur la façon dont ce secteur a été piloté — « piloter » est d’ailleurs un bien grand mot, car il s’agit d’un secteur tellement important qui comprend tant de décisions individuelles qu’il est impossible à piloter. On peut l’orienter évidemment, mais des politiques publiques qui prétendraient le piloter, c’est absolument impossible. Ces trois éléments doivent nous interroger, et j’ai envie de dire que tout cela a été relativement masqué ou amorti grâce à une chose : durant les années post-grande crise financière (après 2010, jusqu’à 2017-2018), la France a produit beaucoup de logements.

Beaucoup de logements, si on le rapporte à nos voisins de l’Union Européenne. Nous sommes l’un des pays qui a le plus produit, hormis des tout petits pays confettis (type Luxembourg, Malte ou autres). Nous sommes l’un des pays qui a le plus produit ramené au nombre d’habitants.

Pour illustrer, c’est un de mes chiffres fétiches, depuis l’an 2000, la France a ajouté 7 millions d’habitants, le Royaume-Uni a ajouté 8 millions d’habitants. Mais le Royaume-Uni a construit 2.5 fois moins de mètres carrés résidentiels. On ne parle pas d’un écart de 10, 15, 20%, ils ont construit 2.5 fois moins de mètres carrés résidentiels que nous. La France est un pays qui a le plus bâti ces dix dernières années — on l’a vu avec les chiffres de production neuve — et cela a amorti beaucoup des phénomènes que j’ai décrit préalablement. Les conditions de logement se sont, pour certaines personnes dégradées, mais au global, dans la société, elles se sont plutôt maintenues, voire améliorées en moyenne, bien qu’il soit évidemment difficile de donner un indice synthétique de la condition de logement d’un pays par rapport à un autre.

Ce qui va se passer aujourd’hui, malheureusement, c’est que nous allons rentrer dans le dur. Et cela pour plusieurs raisons mais la principale est que la production — termes que je préfère à « construction » — est en train de flancher et ce phénomène n’est pas qu’un phénomène conjoncturel qui serait lié à la remontée des taux d’intérêt la plus brutale de l’histoire économique moderne, qui, évidemment, allait avoir un effet absolument dévastateur sur le secteur immobilier mais ça, à la rigueur, mettons-le de côté.

Aujourd’hui, la production va flancher pour de multiples raisons, de manière structurelle et durable. La première chose, et nous en avons parlé, c’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics arrivent à tenir des discours tels que celui qui nous a été tenu par l’économiste en chef du Trésor, et qui reflète en cela la position de l’administration.

Pourquoi en arrive-t-on à se dire qu’aujourd’hui, il n’y a pas besoin de produire de nouveaux logements en France ?

L’idée qu’il y a derrière cela c’est qu’il s’agit d’un problème de prix. Depuis le début, la volonté de l’administration économique et budgétaire dans ce pays, c’est de se dire qu’on a un problème de prix, ce que je partage. Mais ce problème de prix peut être résolu, pense-t-on, non pas en augmentant l’offre mais en réduisant la demande. C’est pour cela que la politique qui a été choisie a été une politique pro-cyclique : alors que nous avons connu la remontée des taux d’intérêt directeurs la plus brutale de l’histoire économique moderne, nous avons eu une politique pro-cyclique qui a accentué ce phénomène en retirant des dispositifs de soutien à la demande, qu’ils soient le prêt à taux zéro ou le Pinel. Tout simplement parce que l’idée a été de se dire que si l’on écrase la demande, les prix redescendront. Résultat de cette politique : deux ans après, les prix résidentiels en France ont à peine baissé. Ils ont baissé ici ou là — le centre-ville de Paris a été plus touché que d’autres régions — mais si vous regardez l’ensemble des prix, ils ont très peu bougé. On a supprimé 400’000 transactions, mais sur les 800’000 qui restent, les prix ne bougent pas. Et donc nous voyons bien aujourd’hui que la demande pour le logement reste extrêmement forte, peu importe les conditions macro-économiques qui s’imposent à elle.

La solution pour régler ce sujet passe évidemment par plus de production. Aujourd’hui cette production ne va pas se faire pour plusieurs raisons.

La première, nous l’avons largement évoquée, c’est qu’il y a une opposition forte à l’échelle individuelle et une capacité d’organisation, à contester des projets d’intérêt général. Cela ne se limite pas au logement : nous pouvons faire la liste de tous les projets qui sont aujourd’hui remis en cause ou contestés. On affaire a quelque chose de très large qui est lié à une extension du régime démocratique — à la « micro-démocratie », diraient certains auteurs —, un phénomène qui est relativement installé et durable ; qui va, a priori, largement continuer et prospérer.

Le second point, c’est que la seule personne qui pourrait s’opposer à cela — en l’occurrence l’élu local qui a la capacité, le pouvoir d’urbanisme dans ce pays — n’a plus aujourd’hui aucun intérêt, ou très peu d’intérêt, à produire du logement supplémentaire. On dira que les élus veulent que les villes grandissent : tout à fait, c’est le cas de bon nombre d’élus, mais quand on regarde opération par opération ce que veut dire produire du logement neuf, c’est en général une dégradation des finances publiques locales. Je donne un exemple très simple : aujourd’hui, vous avez une explosion des bureaux vacants en Île-de-France, notamment en première couronne. Un bureau, même vacant, produit de la taxe sur les bureaux, qui rapporte des ressources à la collectivité locale. Si, demain, vous transformez un immeuble résidentiel, même si la population de cet immeuble produit de la taxe foncière, ce ne sera jamais suffisant pour compenser les services publics qui vont devoir être amenés à cette population. Cela est aggravé par un autre phénomène que nous n’avions pas identifié à l’époque qui est la suppression de la taxe d’habitation et sa compensation par une affectation des ressources de TVA, qui est considérée par les élus locaux comme insuffisamment dynamique pour prendre en compte l’accueil de nouvelles populations.

Nous allons vers une baisse réelle de cette production. Cela me fait penser à une citation apocryphe de Churchill, je ne sais pas si elle est vraie, qui disait « je ne calcule pas » pour ne pas voir les statistiques. La statistique est intéressante lorsqu’on sait que l’on produit chaque année 370’000 logements ou 420’000 logements ou peu importe. Dans SITADEL, la base de données avec laquelle ces calculs sont produits, on ne prend pas en compte les destructions de logements. Nous avons donc un outil qui compte les autorisations d’urbanisme plutôt que les mises en chantier et les logements terminés — sachant que, de ces derniers, vous devriez déduire les logements que vous avez détruits pour en produire de nouveaux.

Aujourd’hui, Quand on produit en Île-de-France, au sein de la première couronne, autant vous dire que l’on produit rarement sur des terrains qui sont absolument vierges et qui ont été conservés vierges pendant des années. En général, on produit sur des friches industrielles, mais aussi sur du bâti 1900 d’assez mauvaise qualité. C’est du bâti qui, en général, est très dense et donc, quand on produit, il arrive parfois qu’on ait des opérations qui détruisent plus de logements qu’elles n’en produisent. On voit bien qu’aujourd’hui, on se retrouve avec un panorama où les besoins en logement excèdent très largement l’offre. Les prix en sont le meilleur thermomètre. Encore une fois : quand vous avez des prix qui reflètent l’explosion du coût des emprunts et de l’endettement et que ces prix résistent de cette façon, vous pouvez être sûr qu’il y a un décalage entre l’offre et la demande. Il n’y a pas besoin d’avoir fait des études macroéconomiques extrêmement poussées pour être absolument convaincu de cela. Donc, il y a ce décalage et ce décalage va se creuser d’année en année.

Et à cela, il faut ajouter la contrainte environnementale, c’est-à-dire reconnaître que les secteurs du logement et de l’immobilier en général sont en retard sur leur contribution à la transition environnementale. Ces secteurs sont partis beaucoup plus tard que la mobilité dans leur transition environnementale. Nous avons donc mis en application des règles extrêmement dures pour ce rattrapage. J’ai entendu un discours en soutien du ZAN, notamment sur le principe du ZAN, qui consiste à dire qu’à l’horizon 2050, nous devrons avoir cesser de consommer ou d’artificialiser des sols et je suis plutôt aligné. Mais je pense que le diable est dans les détails, et que ces mesures, que ce soit la réglementation dite « DPE », que ce soit la réglementation dite « décret tertiaire », que ce soit la réglementation ZAN, voire même la réglementation environnementale (pas dans son horizon 2020-2021, mais dans son échelon 2020-2028) sont des mesures qui, aujourd’hui, mériteraient des études d’impact beaucoup plus précises et beaucoup plus sévères afin vérifier si le bénéfice environnemental induit ne sera pas totalement annulé par le coût social de ces mesures.

L’interdiction à la location aurait pu être très largement compensée par une aggravation ou une limitation des loyers, avec un mécanisme assez simple qui pourrait avoir été de dire qu’on fixerait les loyers la première année à -5, la deuxième à -10, la troisième à -15. De cette façon, le locataire resterait protégé de l’indécence énergétique de son bien et le propriétaire supporterait cette charge. S’il était capable de remettre à jour son bien, il aurait une pression extrêmement forte, financièrement, pour le mettre à jour, et nous n’aurions pas sorti un logement du marché. Chose qui va être extrêmement compliquée, parce que si vous produisez chaque année moins de 200’000 logements et qu’en plus, vous décidez qu’au 1er janvier 2025, 400’000 logements seront progressivement interdits à location dans les prochains mois, et à l’échéance de leur bail, vous vous mettez évidemment des bâtons dans les roues pour loger correctement la population française.

Population française qui a des besoins qui augmentent, cela a été très largement dit. Le scénario INSEE, ou le scénario du Trésor, qui veut que, de toute façon, la baisse de la natalité induira une forte diminution des besoins est une hérésie absolue. Aujourd’hui les besoins sont très largement tirés par la décohabitation, Emmanuelle Cosse en a parlé sur les territoires dits « en déprise », ce qui est valable pour la vacance dans le secteur public et évidemment valable dans le secteur privé, dans le locatif privé.

Quand on interroge des professionnels, ils vous disent que dans des villes qui étaient en absolue déprise, nous avons aujourd’hui des tensions locatives énormes, alors même que ce sont des villes où il n’y a pas eu de rebond des naissances — à Amiens ou à Vichy, par exemple, on n’a pas observé de rebond des naissances entre 2015 et 2022 : c’est le phénomène de décohabitation qui a explosé post-Covid et continue d’être le principal facteur de création de ménages supplémentaires. Là aussi, la posture de l’État peut consister à fustiger ces ménages d’une ou deux personnes qui occupent un logement mais c’est le choix de la population et je me demande bien qui aujourd’hui a la capacité de pouvoir dicter aux gens ce qu’ils doivent faire.

Le dernier point de cette analyse, de ce que j’ai envie de partager avec vous dans ce propos introductif, c’est de dire que malheureusement les années à venir vont être beaucoup plus sombres puisqu’on va prendre en pleine figure les effets que je décrivais préalablement sur des prix trop élevés, une concentration du patrimoine immobilier et une population de propriétaires qui est relativement faible — aujourd’hui : 56% de propriétaires-occupants de leur résidence principale en France, 61% au Royaume-Uni, par exemple. Et donc on va prendre ces pleins effets dans la figure avec une production neuve qui va être vraiment en berne de manière très affirmée.

La seule lueur d’espoir, si vous me permettez, c’est que dans tous les pays qui ont connu ce cycle de sous-production massive, au bout d’un moment, le cycle finit par s’inverser : les habitants eux-mêmes deviennent concernés par ce sujet.

Le problème du logement ce que ça n’est pas comme l’essence : quand vous augmentez le prix de l’essence, vous avez tous les gens qui utilisent une voiture ou qui se chauffent avec des énergies carbonées qui sont concernés. Mais si vous augmentez le prix du logement, les gens qui sont propriétaires de leur résidence principale sont plutôt contents. Donc c’est un sujet un peu plus compliqué. C’est dur de créer un consensus là-dessus et c’est difficile de voir un effet de colère populaire, comme on a pu le voir sur certaines augmentations de prix sur d’autres biens tels que l’énergie.

Néanmoins, dans tous les pays où on a sous-produit — que ce soit, actuellement, le Canada, la Californie et une bonne partie des autres États américains des côtes — on voit qu’au bout d’un moment, vous arrivez à un point de saturation où le sujet du logement redevient un sujet bankable, si vous me permettez cette expression, ou en tout cas intéressant à manipuler du point de vue politique. Des élus se disent que prendre une position en faveur de cette production de logement peut être un positionnement intéressant.

Malheureusement, je ne crois pas que ce sera le cas dans les toutes prochaines années. Nous allons assister à un test extrêmement intéressant en 2026 : en 2026, nous devrions avoir eu une baisse des taux d’intérêt directeurs qui aura été répercutée dans les taux d’intérêt commerciaux et ce sera vraiment intéressant puisque c’est l’année des élections municipales. En 2020, mais aussi en 2014, la stratégie des élus locaux a consisté à freiner énormément la délivrance des autorisations d’urbanisme 18 mois avant les élections. Si c’est le cas vers la mi-2025, au moment où nous devrions commencer à bénéficier de la reprise due à la baisse des taux et avoir un peu de carburant pour alimenter la machine de la production, nous verrons si elle est stoppée immédiatement.

Réutilisation

Citation

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Veuillez citer ce travail comme suit :
Rivaton, R. (2024, January 19). La bombe sociale du logement : pourquoi ne faut-il surtout pas créer des citoyens de deuxième classe en matière d’accès à la propriété ? Organic Cities, Paris. Sciences Po & Villes Vivantes. https://papers.organiccities.co/la-bombe-sociale-du-logement-pourquoi-ne-faut-il-surtout-pas-creer-des-citoyens-de-deuxieme-classe-en-matiere-d-acces-a-la-propriete.html