Bonjour à toutes et à tous. Je suis Jonathan Sebbane, directeur général de Sogaris, société privée à capitaux majoritairement publics, spécialiste de l’immobilier dédié à la logistique urbaine.
Le Groupe Sogaris exerce plusieurs métiers : développeur, investisseur et gestionnaire, en essayant autant que possible de localiser en ville et proche des villes les entrepôts que nous développons.
Et peut-être que vous vous posez la même question que moi, c’est-à-dire : qu’est-ce que je fais ici, au sein d’un colloque qui traite de la question du logement ?
Nous allons le voir, en réalité, que les deux sujets sont bien liés, au sens où la ville et les flux de marchandises se croisent de plus en plus. Ils sont même reliés de manière de plus en plus forte et de plus en plus contrainte ; les entrepôts ont disparu progressivement des villes alors même que les flux convergent de plus en plus vers les centres urbains.
Et ce n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes, qu’ils soient environnementaux, qu’ils soient sociaux ou qu’ils soient même liés à l’aménagement.
1 Ville et logistique : deux phénomènes liés à l’échelle mondiale
En premier lieu, insistons sur le fait la ville et la logistique sont intrinsèquement imbriqués et ce, notamment à l’échelle des grandes villes mondiales. On ne comprend pas la logistique si on ne se comprend pas ce qu’est fondamentalement son échelle. Son échelle est l’échelle planétaire : la fourniture, le transport et la distribution des marchandises connaissent en effet de profondes mutations depuis à peu près 50 ans, la dynamique des échanges mondiaux ayant conduit à un accroissement sans précédent des flux de marchandises à l’échelle du globe.
Je me permettrais de distiller un certain nombre de chiffres si vous me le permettez. Ainsi, le volume du commerce mondial est environ 45 fois supérieur à ce qu’il était en 1950. Il a atteint 2’500 milliards de dollars en 2022. C’est ça le cadre et les ordres de grandeur de ce que sont les échanges internationaux et notamment les échanges de marchandises.
À cette échelle mondiale se superpose une seconde échelle : celle des villes, avec une spécificité forte pour les grandes métropoles, les « villes mondiales » comme les qualifie Saskia Sassen.
Vous savez que la population urbaine croît, elle est aujourd’hui autour de 50% de la population mondiale. On estime qu’elle atteindra environ 70% en 2050 et que les villes représentent à peu près 80% du PIB à l’échelle mondiale. Qu’est-ce que cela implique ?
Cela implique qu’on va continuer d’y concentrer à la fois les ressources, les populations et bien entendu l’ensemble des flux. Je vous disais que les corrélations sont fortes, on va y revenir et notamment les qualifier ; mais avant de rentrer plus complètement dans l’analyse, et parce que c’est souvent un sujet qui est par nature polarisant, il nous faut clarifier ce que sont les implications « subjectives » de la logistique.
Il nous faut en effet comprendre que la logistique et la logistique en ville sont à la fois le support et la conséquence de nos modes de vie. Les flux et les externalités qu’ils génèrent, ils ne naissent pas de rien : ils proviennent directement de nos choix individuels et collectifs, de la transformation notamment de nos modes de consommation, de la tension sur les prix d’achat, sur le prix du carburant, de notre sensibilité individuelle et collective aux questions environnementales, des choix que font un certain nombre de territoires dans la compétition accrue dans l’utilisation du foncier, etc.
Tout cela participe à modeler la réalité du transport et de la logistique dans la ville. Je vous disais précisément qu’ils sont liés, il y a trois phénomènes qui les caractérisent.
2 Logistique : métropolisation, desserrement et contre-effet d’échelle
Le premier, j’y reviens et j’insiste, c’est la métropolisation de la logistique. Vous avez aujourd’hui une concentration des entrepôts près des villes, notamment près des grandes villes.
Deuxième élément extrêmement important, c’est ce qu’on appelle le desserrement logistique. Cela a été mis en évidence par le laboratoire IFSTTAR (aujourd’hui au sein de l’Université Gustave Eiffel) avec lequel nous travaillons, qui a analysé environ 75 grandes villes à l’échelle mondiale. Le desserrement logistique, c’est quoi ? C’est que les entrepôts s’éloignent des centres urbains : on estime ainsi qu’à Paris, entre 2002 et 2012, les entrepôts ont reculé d’à peu près 3.6 km. Or à l’inverse, davantage de flux viennent converger de plus en plus vers le cœur des agglomérations.
Troisième phénomène qui lui encore est très structurant, c’est ce que l’on pourrait appeler le contre-effet d’échelle. Plus la ville est dense, plus le ratio mètre carré d’entrepôts par habitant augmente. C’est contre-intuitif : on aurait en effet pu imaginer que plus la ville est dense et plus le dimensionnement de l’infrastructure logistique qui vient la ceinturer « se stabilise ». Ce n’est absolument pas le cas. Et donc vous avez un phénomène d’accentuation du nombre de mètres carrés logistiques autour des villes, à mesure que les villes sont plus importantes.
3 Logistique et environnement
Donc si on se résume : plus la ville grandit — donc plus on y construit de logements — et non seulement plus les entrepôts s’éloignent mais également plus ils sont nombreux. Dans cette grande compétition pour le foncier en ville, l’immobilier logistique ne s’en sort donc pas si bien. Et il s’en sort d’autant moins bien que c’est une activité qui a un impact très direct sur l’environnement, sur les émissions carbone et sur les enjeux sociaux. Alors comment caractériser cet impact ?
Il faut s’appesantir sur un phénomène majeur depuis une vingtaine d’années : le commerce en ligne. Le commerce électronique a bouleversé les modes de consommation et il vient d’ailleurs bouleverser les modes de distribution, pas simplement pour les commandes que vous pouvez réaliser chacune et chacun d’entre vous sur internet, mais plus largement pour l’ensemble de la sphère de la distribution, y compris professionnelle.
Si l’on détaille quelque peu : le commerce mondial, en 2015, c’était à peu près 90% de transactions physiques et 10% de transactions en ligne. Près de cinq ans plus tard, le nombre de transactions en ligne a doublé. Au cours des dix dernières années, le e-commerce a ainsi connu une croissance de plus de 10% par an.
En France on estime que la part du e-commerce dans le commerce de détail était en 2019 d’à peu près 10% et représente aujourd’hui autour de 12% après un reflux en 2023. Dans les grandes villes asiatiques, le e-commerce peut représenter jusqu’à 30 voire 40% du commerce de détail. Et on est plutôt finalement sur une tendance qui nous amène à imaginer une telle trajectoire pour la France. Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela veut dire qu’en France, et dans plusieurs grandes villes européennes, le phénomène d’implantation des entrepôts logistiques n’est pas encore arrivé à maturité. C’est un élément important : pourquoi ? Parce qu’on imagine qu’aujourd’hui en France on a 1.7 milliard de colis qui ont été distribués en 2021 ; vous étiez à 1 milliard à peine en 2017 et vous voyez d’ores et déjà ce que cela peut représenter comme désorganisation de nos villes. Pour enfoncer le clou : CBRE a publié récemment un ratio extrêmement intéressant, c’est qu’un milliard de ventes en ligne supplémentaires génère environ 115’000 m² d’espace supplémentaire d’entrepôt.
Autre élément — je le cite simplement là mais sans le détailler : la désorganisation de l’infrastructure logistique, contrainte par le fonctionnement des villes, a une implication évidente sur l’environnement mais elle a aussi des implications sociales fortes, dès lors que l’on ne souhaite pas que la logistique soit un espace de la précarisation de ses professionnels, qui peuvent subir les conséquences de coûts supplémentaires de la chaîne logistique en ville, en matière de conditions de travail et de conditions salariales.
Vous l’avez compris, la ville et la logistique sont donc bel et bien liées. Et, fondamentalement, plus on a de logements plus on devrait avoir de logistique. Ce n’est certes qu’une conviction mais elle sait aussi se traduire dans les faits. Comment ?
4 Pour une réintroduction structurée de la logistique en ville
Parce que chez Sogaris, nous essayons précisément d’y travailler. De réintroduire la logistique en ville pour faciliter et accélérer la décarbonation des flux de marchandises. Je vais présenter quelques grandes lignes qui structurent à la fois la manière dont on pense et la manière dont on agit. Avec trois outils à disposition.
4.1 La réglementation
La réglementation vient planter un décor dans lequel la circulation des véhicules les plus lourds et les plus polluants est de plus en plus contrainte. Ce n’est pas un sujet franco-français. À l’échelle de l’Europe, vous avez environ 200 zones à faible émission. Et lorsque l’on analyse le territoire national, vous avez d’autres réglementations : la zéro artificialisation nette, les plans locaux d’urbanisme ou même les réglementations locales de stationnement, de circulation des marchandises qui viennent structurer encore un peu plus le mode de fonctionnement de la ville et notamment la manière dont elle interagit avec ses flux.
4.2 La technologie
Deuxième sujet important : les pratiques des exploitants, avec l’enjeu essentiel qui est celui de la technologie pour la décarbonation des véhicules. La maturité technologique pour ce qui relève notamment des véhicules décarbonés et notamment les véhicules les plus lourds, c’est un levier majeur pour réduire les nuisances sur son environnement. Pour autant il faut se méfier de tout techno-solutionnisme en la matière. Vous avez tout un ensemble de sujets qui restent encore très largement pendants. Le premier, c’est que l’accès à cette technologie se fait pour des entreprises qui ont les moyens d’investir, et la logistique se caractérise fondamentalement par certes quelques grands comptes mais beaucoup d’entreprises qui sont des petites entreprises TPE, PME — et qui ont peu de moyens, donc soumise au risque de rester au bord du mouvement de décarbonation. Deuxième chose, l’optimisation du chargement des poids-lourds, ce à quoi tout le monde travaille : les camions qui entrent dans Paris sont pleins à environ un tiers. Vous voyez donc que l’on a ici des leviers pour l’optimisation du mode de fonctionnement de la logistique en ville.
4.3 3. L’immobilier
Troisième sujet, et j’insisterai fondamentalement là-dessus, c’est l’immobilier. Quand on pense décarbonation et logistique, nous avons tendance à se focaliser sur la mobilité — et c’est logique car elles concentrent à peu près 95% des émissions carbone.
Mais pour décarboner, il faut penser à l’immobilier : bien localisés, stratégiquement positionnés, les entrepôts permettent de réorganiser les flux logistiques avec deux effets corollaires, premièrement la diminution les volumes — toutes choses égales par ailleurs — et donc de la congestion en réduisant le nombre de kilomètres parcourus ; et deuxièmement, l’accélération du processus de décarbonation car, bien positionnés, les entrepôts facilitent le passage à des véhicules propres.
En pratique, l’immobilier passe par trois choses : la première c’est le réseau.
Vincent Fouchier, avant moi, a expliqué toute l’importance de la planification ; il n’y a pas de planification publique pour ce qui relève du positionnement des entrepôts mais pour les villes qui ont fait l’effort d’organiser autant que possible le fonctionnement de leur infrastructure logistique, le desserrement logistique que j’évoquais tout à l’heure, s’est réduit très fortement. Le réseau, c’est une vision qui permet de se dire que la logistique doit fonctionner de manière structurée entre des sites de périphérie, qui ont cette vocation à concentrer les flux, et des sites plus urbains. Ces derniers peuvent par ailleurs présenter plusieurs usages : celui de la distribution du dernier kilomètre, du commerce de proximité pourquoi pas, et aussi de venir s’intégrer dans la ville.
Le deuxième sujet essentiel, c’est que la logistique doit savoir être bonne voisine. D’une certaine manière, la logistique ne doit pas être vue comme un mal nécessaire : elle est un vrai levier d’amélioration du mode de fonctionnement de notre environnement urbain, un levier de création d’emploi et lorsque c’est possible, un levier de production énergétique. Je crois d’ailleurs à cette affaire-là : dans les dix ans qui viennent la logistique et la production d’énergie vont être peu ou prou les deux faces d’une même réalité. On estime ainsi qu’à l’échelle de la France, l’ensemble des entrepôts logistiques peuvent produire de l’ordre de ce que produirait une centrale nucléaire en matière d’énergie renouvelable.
Vous voyez que la potentialité est extrêmement forte ; au-delà, réimplanter un entrepôt en ville, c’est aussi penser l’architecture et l’insertion urbaine — et c’est le troisième point. On travaille à l’échelle fine de la parcelle, dans laquelle il faut savoir mixer des usages de programmation au sein d’un même bâtiment, associer de l’artisanat et logistique urbaine par exemple ou pourquoi pas positionner les activités productives sous des logements. On en sait quelque chose chez Sogaris puisque c’est précisément le sens des projets que nous développons.
En conclusion, je reviendrai sur ce qui apparaît comme un mouvement naturel aujourd’hui : plus on densifie et plus la logistique fuit les villes. Or, s’il faut bien retenir quelque chose, c’est qu’il faut réussir à faire tout le contraire : plus on densifie, plus on construit la ville, plus on construit le logement ; et il nous faut dès lors absolument penser à réserver une place pour ces activités productives, afin d’optimiser du mieux possible le mode de fonctionnement de notre ville, d’améliorer les conditions sociales des professionnels de la logistique et de lutter efficacement contre le dérèglement climatique par la décarbonation.
Réutilisation
Citation
@inproceedings{sebbane2024,
author = {Sebbane, Jonathan},
publisher = {Sciences Po \& Villes Vivantes},
title = {Logistique urbaine, densité et augmentation du coût de
l’énergie},
date = {2024-01-19},
url = {https://papers.organiccities.co/logistique-urbaine-densite-et-augmentation-du-cout-de-l-energie.html},
langid = {fr}
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